Dehors peste le chiffre noir

Dehors peste le chiffre noir

Texte de Kathrin Röggla.

Kathrin Röggla s’inspire d’une série d’enquêtes qu’elle a menées pour saisir et représenter la réalité économique et sociale moderne du surendettement.
À travers une multitude de points de vue, elle propose un ensemble de soixante-dix scénettes empreintes d’humour et d’empathie, qui dévoilent l’infinie variété des comportements humains face à l’argent. Par petites touches, elle donne corps et voix aux laissés-pour-compte de la société de consommation, dans une langue originale, d’une prodigieuse virtuosité.

Et puisque tout semble s’y résoudre
Puisque tout y converge
Puisque c’est à son aune que tout se déduit
Puisque cela contraint et engage nos vies, colore nos rêves, nos désirs
Pourquoi ne pas en faire du théâtre ?

Création le 17 novembre 2009 La Comédie de Béthune

dehors peste le chiffre noir, de Kathrin Röggla

Traduction Hélène Mauler et René Zahnd
Presses Universitaires du Mirail
L’Arche est agent théâtral du texte représenté

Production : L’Interlude T/O
Coproduction : La Comédie de Béthune – CDN Région Nord-Pas de Calais / Le Théâtre du Nord – Théâtre National Lille Tourcoing – Région Nord Pas de Calais / EPCC – Le Quai -Angers.
Coréalisation : Le Théâtre du Rond Point – Paris
Avec l’aide de l’Adami et de la Spedidam. Remerciement au Prato – Théâtre International de Quartier – Lille.

En détail

Pour 5 comédiens, piano, clavier, guitare et traitements sonores

Distribution

texte : Kathrin Röggla
conception : Eva Vallejo et Bruno Soulier
musique : Bruno Soulier
mise en scène : Eva Vallejo
assistanat à la mise en scène : Amandine Du Rivau
scénographie : Hervé Lesieur
lumières : Xavier Boyaud
son : Olivier Lautem
costumes : Dominique Louis assistée de Sohrab Kashanian
régisseur général : Eric Blondeau

interprètes :

Sébastien Amblard,
Catherine Baugué,
Lucie Boissonneau,
Ivann Cruz (guitare électrique),
Léa Claessens (violon),
Pascal Martin-Granel,
Bruno Soulier (piano),
Eva Vallejo

Kathrin Röggla
Kathrin Röggla est née en 1971 à Salzbourg et vit depuis 1992 à Berlin. Après des études de littérature et de journalisme en Autriche, elle se consacre depuis 1998 à l’écriture théâtrale, pour la radio et pour la scène. En 2001, elle obtient les prix Alexander-von-Sacher-Masoch e Italo Svevo; en 2004, le prix Bruno-Kreisky du livre politique. Ses textes sont publiés en Autriche chez l’éditeur Residenzverlag et en Allemagne chez Fischer. Parmi ses pièces de théâtre les plus récentes, citons : totficken.totalgespenst.topfit (création au Burgtheater de Vienne, 2003), wir schlafen nicht (création Düsseldorfer Schauspielhaus, 2004) junk space (création : Neumarkttheater Zurich/steirischer herbst, 2004) drauBen tobt die dunkelziffer (création : Volkstheater/WienerFestwochen, 2005).

La Terrasse – Entretien sur dehors peste le chiffre noir, jeudi 1er octobre 2009

« La polyphonie du temps présent »

Ils sont ensevelis sous le manque d’argent, confrontés au surendettement. Dans dehors peste le chiffre noir, l’autrichienne Kathrin Röggla tisse leurs témoignages. Eva Vallejo, metteur en scène, et Bruno Soulier, compositeur, font entendre leurs paroles.

Comment Kathrin Röggla aborde-t-elle la réalité économique et sociale du surendettement ?

Eva Vallejo / Bruno Soulier : Elle a travaillé à partir d’enquêtes menées auprès de toutes les couches de la société touchées par le surendettement. Elle ne compose pas un théâtre purement documentaire car l’écriture transcende la juxtaposition de témoignages pour construire une parole chorale. Au souci d’analyse d’un phénomène contemporain répond celui de sa traduction formelle dans une langue très construite, à la fois reflet des milieux sociaux observés et produit artificiel.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans cette écriture ?

E. V. / B. S. : Son propos, sa choralité, sa créativité, son cynisme, son empathie, sa distance, son absence de didactisme et de tout misérabilisme, son jeu entre onirisme et absurde… Le texte propose un matériau riche et très construit, sorte de rubik’s cube débridé qu’il nous est loisible de décomposer, démonter et réassembler, pourvu qu’on évite la leçon de morale ou la victimisation.

« L’écriture transcende la juxtaposition de témoignages pour construire une parole chorale. »

Comment traitez-vous cette « polyphonie » scéniquement ?

E. V. / B. S. : La choralité traduit à la fois l’interpénétration entre espace individuel et collectif, sphère publique et sphère privée, et le questionnement porté sur la marge de liberté de l’individu dans sa relation avec l’autre. Il s’agit donc là de déployer une chorégraphie organisant le corps et la parole des uns et des autres au sein d’une scénographie entre salon intime et univers de bureaux.

Comment travaillez-vous cette partition avec les acteurs ?

E. V. / B. S. : L’interprète doit aborder une multiplicité de personnages et construire en même temps son parcours au cœur d’une mise en scène chorale qui le convoque en permanence sur le plateau, glissant d’une parole individuelle à une parole collective, d’un code de jeu à un autre, du dedans au dehors dans la plus grande fluidité. Une très grande importance est donnée au travail rythmique, en relation directe avec l’écriture musicale.

Propos recueillis par Gwénola David

dehors peste le chiffre noir, de Kathrin Röggla, mise enscène d’Eva Vallejo, musique de Bruno Soulier. Du 17 au 20 novembre 2009 au Palace/CDN de Béthune

La Terrasse, dimanche 10 janvier 2010

Après La Mastication des morts en 2007, Eva Vallejo et Bruno Soulier reviennent au Théâtre du Rond-Point avec un texte de l’auteure autrichienne Kathrin Röggla. La comédienne-metteure en scène et le pianiste-compositeur signent un oratorio théâtral aux lignes rigoureuses et ironiques.

«Par le mot et le son, parler de l’homme aujourd’hui, de ce qui fonde son identité». Telle est la devise de L’Interlude Théâtre / Oratorio, compagnie créée en 1994 par Eva Vallejo et Bruno Soulier. Fondant leur univers artistique sur la rencontre de musiques originales et de textes d’auteurs contemporains — Yves Ravey, Patrick Kermann, Philippe Minyana… —, les deux artistes nordistes (leur structure est basée à Lille) travaillent à nourrir le théâtre par la musique et la musique par le théâtre. Ainsi, dans Dehors peste le chiffre noir, cinq comédiens (Catherine Baugué, Lucie Boissonneau, Alexandre Lecroc, Pascal Martin-Granel, Eva Vallejo) partagent le plateau avec un guitariste (Ivann Cruz), une violoniste (Léa Claessens) et un pianiste (Bruno Soulier). Ils le font de manière tenue, exigeante, donnant naissance à un oratorio théâtral à la fois coupant et spirituel. Coupant : de par l’obscurité parfois inquiétante de la scénographie, de par les perspectives sur la société de consommation que dessine le texte de Kathrin Röggla. Spirituel : de par la singularité et la finesse dont fait preuve l’auteure autrichienne.

Une suite de variations sur l’argent et le surendettement

Conçu à partir d’une série d’interviews menées, en Allemagne et en Autriche, auprès de personnes endettées, d’organismes bancaires, de conseillers en rachat de crédit…, Dehors peste le chiffre noir multiplie les points de vue sur les problématiques liées à la suprématie de l’argent, à la paupérisation des classes moyennes et populaires, à l’accroissement des situations de surendettement. Ceci, sans jamais développer de discours manichéens, convenus ou moralisateurs. Et, c’est là l’une des grandes forces de ce spectacle : parvenir à interroger ces thématiques en évitant d’emprunter les sentiers battus des documentaires télévisuels. A travers une suite de saynètes échappant à la notion de personnage, le texte de Kathrin Röggla traite ces sujets comme de biais, avec acuité et ironie. Dehors peste le chiffre noir ne donne ainsi ni dans les grandes professions de foi, ni dans les dénonciations sentencieuses, mais s’amuse à pointer du doigt certains détails de nos vies pour en éclairer les impasses et les contradictions.

Manuel Piolat Soleymat

La Voix du Nord, vendredi 8 janvier 2010

le surendettement menaçant l’humanité
La patte d’Eva Valejo et Bruno Soullier s’est posée sur la scène du théâtre de l’Idéal…

Avec Dehors peste le chiffre noir , c’est bien l’esprit de la compagnie L’Interlude T/O qui souffle. Metteurs en scène et metteur en son de la compagnie le savent, le texte proposé était du domaine du pari risqué. On n’est pas ici dans le principe de la narration classique, pas de personnages déterminés, d’histoire simple. Au détour de soixante-dix saynètes, le texte de Kathrin Röggla passe au scalpel des mots la question du surendettement. Lorsqu’elle est tombée sur le texte – qui n’a jamais été monté en France – il y a plus de deux ans, la crise n’avait pas encore fait ses ravages. Le surendettement, ça intéresse qui ?

Aujourd’hui, le texte est d’une actualité désarmante.

L’auteure essaye de ne pas juger, elle se contente de constater, de se placer du côté des surendettés mais aussi de ceux qui gèrent, de ces organismes de crédit où travaillent des gens. Pousser à la consommation des autres, seul moyen apparent de garder son propre travail. Mais avec bonne conscience quand même. « On n’est pas un monstre », martèle un des personnages en séance d’autodéculpabilisation.

Pour mettre en espace cette espèce de « rubik’s cube débridé », comme l’appellent ses concepteurs, il faut tout le talent de l’équipe et du scénographe Hervé Lesieur. On assiste à une véritable chorégraphie des mots et des corps. Une danse comme le font les chiffres quand il s’agit de gérer nos comptes, nous débiter, nous créditer, nous embrouiller. L’auteure ne nous donne pas de réponses, elle nous aide juste à nous poser de (justes ?) questions. Est-ce qu’on est seulement parce qu’on a ?

Et l’on ressort de la pièce en se demandant s’il y a un moyen de faire autrement. Au fil de la pièce, il est parfois difficile de rester concentré, mais cela revient vite et l’on est rattrapé par des moments de poésie, des images fortes et quelques trouvailles liées au travail d’éclairage de Xavier Boyaud, digne des oeuvres de James Turrell. Comme toujours, Bruno Soulier signe la musique en direct avec le guitariste Ivann Cruz et la violoniste Léa Claessens.

Christian Vincent

Les trois coups, lundi 1er février 2010

Un « monstre moussu »

Nouvelle création de la Cie L’interlude T/O, « Dehors peste le chiffre noir », texte de la jeune auteure autrichienne Kathrin Röggla, sonne singulièrement juste en cette période de crise mondialisée. Sous la forme d’une tragédie chorale sur le surendettement, Eva Vallejo et Bruno Soulier mêlent paroles et musique, social et poétique.

Les précédents spectacles d’Interlude T/O – T/O pour « Théâtre-Oratorio » –, Inventaire et la Mastication des morts, se sont distingués par le caractère symphonique de leur forme. Pour Eva Vallejo et Bruno Soulier, la mise en jeu d’un texte se fait à la fois de manière spatiale et sonore : la musique, toujours composée pour l’occasion et interprétée en direct, est un élément fort de la scénographie globale, et se voit doublée d’une sonorisation contemporaine plutôt pointue – Bruno Soulier cite Steve Reich et Pierre Schaeffer dans la liste de ses inspirateurs. Dehors peste le chiffre noir ne déroge pas à la règle et va même encore plus loin dans la fusion du mot et de la note.

Il faut dire que le texte de Kathrin Röggla est idéal pour ce genre d’expérience. Composé comme un micro-trottoir glané dans les rues de Linz et de Berlin, il regroupe soixante-dix scènes sans personnages, identifiables uniquement grâce à un numéro. La liberté laissée ainsi par l’auteure permet aux deux metteurs en scène d’en faire à loisir des monologues, des dialogues, des psalmodies ou des chœurs. En l’occurrence, ils ont choisi cinq comédiens pour incarner ces mille et une voix possibles, ces actualisations différentes d’un même chœur, ces assemblages et désassemblages permanents de témoignages.

L’espace scénique, dégagé – si l’on excepte la présence des musiciens au fond de cour et jardin – et anonyme permet à ces rencontres d’advenir. En fond de scène, comme dans un couloir d’administration froid et impersonnel, se dresse un mur de portes semi-opaques en Plexiglas déformant, derrière lesquelles se réfugieront et se distordront parfois les comédiens.

La mise en scène est alerte, rythmée, physique. L’éclatement du jeu et des comédiens qui passent d’une scène à l’autre dans une urgence des corps procure à l’ensemble une tension qui sied bien au propos. Dans le texte, les ruptures de ton sont également fréquentes et bien amenées. L’œuvre, remarquablement écrite, poétique, imagée et violente, ne porte pas de jugement, mais éclaire une situation souvent honteuse, un « monstre moussu » abstrait qui se tapit dans le noir et grignote lentement l’existence.

Les cinq comédiens, qui différent les uns des autres par l’âge, le physique, la voix et la technique de jeu, représentent le spectre social et générationnel de tous ceux qui peuvent être concernés par ce drame. Pas une unité, mais une choralité, souligne Eva Vallejo, qui fait partie de la distribution. Avec une énergie et une conviction communicatives, les acteurs empoignent, même si ce n’est que pour quelques secondes, ces identités à bras-le-corps pour être tour à tour le contrôleur des comptes, le représentant de la société d’électricité, la femme accro à la vente par correspondance ou l’employé de banque. Tous les drames ordinaires de gens seuls et réunis par leur solitude dans le grand marché monétaire.

Sarah Elghazi