Un « monstre moussu »
Nouvelle création de la Cie L’interlude T/O, « Dehors peste le chiffre noir », texte de la jeune auteure autrichienne Kathrin Röggla, sonne singulièrement juste en cette période de crise mondialisée. Sous la forme d’une tragédie chorale sur le surendettement, Eva Vallejo et Bruno Soulier mêlent paroles et musique, social et poétique.
Les précédents spectacles d’Interlude T/O – T/O pour « Théâtre-Oratorio » –, Inventaire et la Mastication des morts, se sont distingués par le caractère symphonique de leur forme. Pour Eva Vallejo et Bruno Soulier, la mise en jeu d’un texte se fait à la fois de manière spatiale et sonore : la musique, toujours composée pour l’occasion et interprétée en direct, est un élément fort de la scénographie globale, et se voit doublée d’une sonorisation contemporaine plutôt pointue – Bruno Soulier cite Steve Reich et Pierre Schaeffer dans la liste de ses inspirateurs. Dehors peste le chiffre noir ne déroge pas à la règle et va même encore plus loin dans la fusion du mot et de la note.
Il faut dire que le texte de Kathrin Röggla est idéal pour ce genre d’expérience. Composé comme un micro-trottoir glané dans les rues de Linz et de Berlin, il regroupe soixante-dix scènes sans personnages, identifiables uniquement grâce à un numéro. La liberté laissée ainsi par l’auteure permet aux deux metteurs en scène d’en faire à loisir des monologues, des dialogues, des psalmodies ou des chœurs. En l’occurrence, ils ont choisi cinq comédiens pour incarner ces mille et une voix possibles, ces actualisations différentes d’un même chœur, ces assemblages et désassemblages permanents de témoignages.
L’espace scénique, dégagé – si l’on excepte la présence des musiciens au fond de cour et jardin – et anonyme permet à ces rencontres d’advenir. En fond de scène, comme dans un couloir d’administration froid et impersonnel, se dresse un mur de portes semi-opaques en Plexiglas déformant, derrière lesquelles se réfugieront et se distordront parfois les comédiens.
La mise en scène est alerte, rythmée, physique. L’éclatement du jeu et des comédiens qui passent d’une scène à l’autre dans une urgence des corps procure à l’ensemble une tension qui sied bien au propos. Dans le texte, les ruptures de ton sont également fréquentes et bien amenées. L’œuvre, remarquablement écrite, poétique, imagée et violente, ne porte pas de jugement, mais éclaire une situation souvent honteuse, un « monstre moussu » abstrait qui se tapit dans le noir et grignote lentement l’existence.
Les cinq comédiens, qui différent les uns des autres par l’âge, le physique, la voix et la technique de jeu, représentent le spectre social et générationnel de tous ceux qui peuvent être concernés par ce drame. Pas une unité, mais une choralité, souligne Eva Vallejo, qui fait partie de la distribution. Avec une énergie et une conviction communicatives, les acteurs empoignent, même si ce n’est que pour quelques secondes, ces identités à bras-le-corps pour être tour à tour le contrôleur des comptes, le représentant de la société d’électricité, la femme accro à la vente par correspondance ou l’employé de banque. Tous les drames ordinaires de gens seuls et réunis par leur solitude dans le grand marché monétaire.
Sarah Elghazi